Zahra Ali : Si, et c'est à mon avis un élément important à prendre en compte. Mais je considère que si le voile, dans le contexte français est en quelque sorte « survalorisé » par certaines femmes, c'est en grande partie lié au contexte très discriminatoire que l'on vit actuellement. Dans cette perspective, porter le foulard, c'est un véritable choix de vie : cela détermine ta carrière ou ta non-carrière, les gens qui vont t'approcher ou qui ne vont pas t'approcher... Mais tout cela est indépendant des filles voilées elles-mêmes : la survalorisation du voile se fait purement en réaction à cette stigmatisation. Je le vois très clairement en Angleterre où je vis en ce moment : il y a certes du racisme, comme ailleurs, mais être voilée ou non voilée n'est absolument pas aussi déterminant pour ta vie que ça l'est en France. Du coup, les femmes voilées elles-mêmes sont plus libres de choisir si elles veulent ou non le porter. En France, on a quand même vu, à partir de 2004, des filles qui se sont voilées par solidarité avec leurs sœurs exclues. Et là effectivement, ça devient trop, ça devient trop lourd à porter.
Contretemps : Justement, sur la situation plus spécifique des femmes musulmanes dans les pays occidentaux, et plus particulièrement en France, le féminisme islamique est présenté comme une réponse possible à la « prise d'otage »10 dont elles sont victimes, sommées de choisir entre revendication d'égalité hommes-femmes et attachement à l'islam. Est-ce que tu peux expliquer cette idée ?
Zahra Ali : Asma Lambaret utilise cette expression quand elle évoque la période coloniale, particulièrement désastreuse pour la condition des femmes musulmanes, « prises en otage entre un discours colonisateur, censé leur apporter la civilisation en les libérant des carcans religieux oppresseurs, et un discours nationaliste et traditionaliste qui fait d'elles le dernier rempart d'une identité islamique assiégée » (p. 66). Dans un tel contexte, je pense qu'on peut envisager le féminisme islamique comme une sorte de « refus de choisir ». Penser le féminisme à l'intérieur du cadre religieux musulman permet de redonner sa légitimité au féminisme et au combat pour l'émancipation. Il permet d'aborder la question du féminisme de manière endogène : en un mot, que le féminisme n'est pas quelque chose que nous apportons de l'extérieur, que nous allons chercher dans une culture qui nous est étrangère, mais que ce féminisme est « déjà-là » dans notre religion musulmane. Qu'en un sens « c'est nous qui l'avons inventé » !
Pour moi, c'est donc rendre endogène une revendication, et ne pas se positionner uniquement de manière négative, contre un féminisme dominant, contre un féminisme qui fait la promotion d'une modernité et d'une émancipation qui serait normative et qui mettrait forcément à distance le religieux.
En France, il s'agit aussi de parler des trajectoires de femmes qui sont majoritairement issues de l'immigration, et de faire le lien avec l'histoire des luttes des femmes de l'immigration. C'est un enjeu politique énorme de parler de féminisme islamique dans le contexte français actuel, parce que c'est poser la question de la déconstruction de l'orientalisme et de la vision raciste de l'islam, mais ça ne doit pas aussi nous faire oublier qu'il y a aussi la donne plus politique de l'immigration qui est aussi fondamental à prendre en considération.
Et là, je pense que les femmes musulmanes sont en fait une vraie chance pour le féminisme, une opportunité pour le repenser et le renouveler.
Contretemps : Qu'est-ce que tu entends par là ?
Zahra Ali : Il me semble que les mouvements féministes en France sont à court de projet, à court de propositions. Et je pense que du fait de leur histoire personnelle, de leur trajectoire, du fait qu'elles sont issues de l'immigration, qu'elles posent des questions de racialisation, les femmes musulmanes, quand elles s'approprient le féminisme, peuvent lui permettre de se décloisonner, de se décoloniser et donc de se renouveler.