La fabrication de la pathologie mentale: entre violence et aliénation.
Durant un mois et demi, j'ai été hospitalisé de mon plein gré en milieu spécialisé «psychiatrique». Dans cet article, je tiens à témoigner de l'intérieur de cet espace si inconnu en tentant de démonter les mécanismes cachés derrière le statut de «malade mental» dans un milieu thérapeutique fermé, où tant d'autres ont parlé à ma place. «Pour mon bien ».
Ce qui frappe en premier dans cet univers est son caractère extrêmement réglé où chaque geste, chaque fait,chaque parole, a une place et un temps prédéterminés. Le rythme du temps institutionnel (repas, prises de médicaments... ) organise mon emploi du temps dans ce qu'il a de plus personnel: réveil, contrôle des siestes, heures de sorties dans le parc. Sortir de cet espace clos pour une journée ne peut se faire d'ailleurs qu'avec l'accord du psychiatre référent. Au contrôle du temps, s'ajoute le contrôle de mon espace personnel qui s'est réduit très vite à ma chambre, à la salle commune et aux quelques mètres du parc qui entoure l'hôpital. Ce contrôle sévère est inauguré, dès le premier jour, par une inspection en bonne et due forme de mes affaires personnelles et par la confiscation d'objets «dangereux» qui ont généralement un rapport intime au corps (rasoir, parfum, eau de toilette, coupe-ongles etc.).
L'équipe infirmière, en nombre, assure ce contrôle qui peut même aller jusqu'à celui des relations entre «patients» ( interdiction d'entrer dans les chambres des autres, discussions dissuasives qui visent à mettre un terme à une relation amicale). Les règles prescrites, un papier distribué à l'entrée, insiste paradoxalement sur l'interdiction de la violence auto et hétéro-agressive. Peur d'un réponse à cette violence première? Dans cet espace hypernormé, hypercontrôlé, existe des espaces de relâchement: la salle commune et les ateliers. La salle commune comporte un téléviseur et des jeux pour assurer le minimum de relations sociales possibles. Sa fréquentation n'a pas un statut obligatoire, même si l'équipe soignante y incite fortement. Loin d'être un espace libre, cette salle est contrôlée, surveillée, il n'est pas rare de voir les soignants se joindre aux patients pour jouer ou pour parler. Tous les «débordements» sont vite recadrés par des mesures punitives ( refus de distribuer de l'eau chaude pour la «tisane» soir après la révolte violente d'un patient) ou par des conseils qui portent sur des choix qui sont normalement laissés à l'appréciation de l'individu (sujets de discussion entre patients...).
Les ateliers peinture et relaxation sont. L'atelier peinture repose sur le principe de l'art brut: l'expression libre des conflits intérieurs comme thérapie. Les animatrices de ces ateliers viennent de l'extérieur et se montrent non-directives et ne positionnent pas à l'égard de ce qui passe dans le service, elles ont néanmoins un rapport direct avec l'équipe soignante.
Le seul espace vraiment libre est le parc où l'on peut se réunir tranquillement mais parfois certains soignants sont envoyés pour repérer les patients qui fréquentent ces lieux. Tous ces dispositifs encadrent la relation « thérapeutique» avec un psychiatre qui est imposé par l'institution dès votre entrée. Chaque patient est doté d'un classeur où sont notés un certains nombres d'observations de l'ensemble de l'équipe qui servent à établir le diagnostic et à apporter une réponse médicamenteuse adéquate. Le psychiatre attitré rend visite au malade tous les jours lors d'un entretien très court où l'on vous pose de brèves questions et l'on vous observe. A partir de ces différents examens, un traitement médicamenteux est prescrit.
Ce qui est paradoxal dans cette relation thérapeutique est à aucun moment votre psychologie est prise en compte. Cette dimension relève de la psychologue qui est débordée. En un mois et demi, je n'ai pas été reçu une seule fois par cette personne. Ici prédomine l'observation de comportements transformés en symptômes traitables par médicaments. La question du sens, de l'affectif sont évacués. Univers où vous devenez automate prêt à ingurgiter des médicaments dont paradoxalement les effets secondaires ne sont pas l'affaire du soignant. Mon psychiatre m'a clairement déclaré « je suis ici pour vous soigner pas pour votre bien-être». Réponse inquiétante qui montre bien à quel point toute l'institution fabrique une «pathologie mentale » pour y répondre uniquement sous forme médicamenteuse, «soigner». Le sujet est évacué avec son histoire, ses aliénations, sa souffrance. S'affiche ici une violence institutionnelle larvée. la violence institutionnelle peut s'afficher dans une brutalité la plus radicale. Il n'est pas rare que des patients perçus comme «violents» par les soignants soient transférés de force ( camisole et traitement chimique) dans d'autres unités fermés. Des patients trop protestataires renvoyés car « insoignables». La menace du transfert vers une autre structure où la liberté peut encore plus réduite fonctionne comme censure. Dans mes discussions avec les autres patients, les critiques de l'attitude de certains soignants se faisaient dans un espace neutre mais uniquement dans un but cathartique et n'aboutissait à aucune démarche de résistance. La psychiatrie relève toujours bien de la violence faite au corps, au désir, à la liberté et à la souffrance.
Dans cet espace hypersurveillé, hypernormé, la souffrance , celle engendrée par la société du mépris, se voit réduite au silence ou radicalement dépersonnalisée. La personne, le patient, est contraint par un ensemble de dispositifs à se transformer en automate producteur de signes, des «symptômes» qui seront déchiffrés par un expert et qui délivrera le bon médicament. Violence larvée, qui peut exploser si l'on ne respecte pas les règles prescrites par l'institution, si le désir d'un individu ose s'exprimer, même dans une violence stupide, un reste de liberté. Le terme anti-psychotique,utilisé pour parler d'une classe de médicaments est révélateur de ce système réducteur. Faire taire cette parole dite du patient «psychotique» ou «hystérique», en somme cette expérience autre, cette souffrance, la transformer en symptômes à traiter. Voilà l'ultime réponse institutionnelle où s'engouffre le capitalisme vorace des laboratoires pharmaceutiques qui entretiennent ces mécanismes de recyclage et de transformation de la souffrance humaine en «pathologie mentale».
M. Bekaert