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LA CRISE PERMANENTE DE L’ANARCHISME

 

4ème partie

Quand je compare l’école philosophique libertaire à celles dont j’ai connaissance au long de l’histoire  de la pensée humaine, je ne trouve d’exemple comparable que dans les écoles qui dans la Grèce antique ont créer une lumière qui nous éclaire encore. Un Proudhon. un Bakounine, un Elisée Reclus, un Kropotkine, un Ricardo Mella dans une certaine mesure me rappellent un Anaximandre, un Héraclite, un Anaximène, un Epicure, un Leucippe ou un Démocrite, cherchant l’origine de la vie, s’évertuant à sonder la matière, fondant la science expérimentale en même temps qu’une philosophie de l’homme où l’éthique individuelle s’harmonisait avec le mécanisme du cosmos. Les fondateurs de l’anarchisme social et socialiste (je laisse à part les individualistes, qui en général ont tout gâté) ont suivi le même chemin. Toutes les connaissances, toutes les sciences, toutes les activités intellectuelles les ont attirés. Bakounine suivant pas à pas les découvertes de la physique, de la chimie organique, de l’astronomie (il énonçait des conceptions astronomiques qui valent encore d’être méditées), de la physiologie, de la psychologie, de la sociologie, etc… Elisée Reclus associant l’histoire et la géographie, toutes les manifestations de la vie tellurique et celles des hommes dans leurs activités fécondes, élaborant harmonieusement une culture humaniste universelle. Un Kropotkine écrivait dans La Science Moderne et l’Anarchie: «L’Anarchie est une conception de l’univers basée sur une interprétation mécanique des phénomènes, qui embrasse route la nature, y compris la vie des sociétés. Sa méthode est celle des sciences naturelles, et par cette méthode toute conclusion scientifique doit être vérifiée. Sa tendance est de fonder une philosophie synthétique qui comprendrait tous les faits de la nature, y compris la vie des sociétés humaines et leurs problèmes politiques, économiques et moraux».

 

A cette ample vision des choses, à la fois philosophique et scientifique, qui continuait celle d’Auguste Comte et rappelait celle de Spencer, et celle des savants-philosophes ou philosophes-savants d’Athènes et de Millet, d’Abdère ou d’Agrigente, qu’opposent aujourd’hui ceux qui, dédaignant les grands fondateurs, prétendent redéfinir l’anarchie? Voici quelques définitions que j’ai relevées récemment: «L’anarchie est un état d’âme»; «l’anarchie c’est la simplicité» ; «l’anarchie est un mode de vie individuelle» ; «l’anarchisme, c’est avant tout l’éducation» ; «l’inorganisation est la plus pure expression de l’anarchie» ; «l’anarchie c’est le refus de toute autorité»... On en pourrait citer des douzaines, sinon des centaines, toutes plus étriquées, plus en retrait les unes que les autres par rapport à ce qu’écrivaient Kropotkine et Proudhon, que ces définisseurs feignent de mépriser parce qu’incapables de s’élever à la hauteur de leur pensée. Aussi ont-ils besoin de leurs interprétations propres, et toutes ces interprétations constituent une cacophonie dans laquelle la pensée qu’on prétend exprimer n’est plus qu’une mascarade de mots.

 

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 Naturellement cet appauvrissement de la pensée fondamentale devait provoquer celui des réalisations concomitantes. Les efforts nécessaires ne s’élevèrent pas à la hauteur de l’activité indispensable à des révolutionnaires voulant faire l’histoire ou simplement à des réformateurs sociaux. Là encore, les incitations de ceux qui voyaient en profondeur ont échoué. Dans sa brochure L’Anarchie écrite en 1894, Kropotkine définissait comme suit la tâche qui incombait aux adeptes du nouvel idéal: «L’anarchiste se voit ainsi forcé de travailler sans relâche et sans perte de temps dans toutes ces directions. Il doit faire ressortir la partie grande, philosophique du principe de l’Anarchie. Il doit l’appliquer à 1a science car par cela il aidera à remodeler les idées: il entamera les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie et il aidera ceux qui le font déjà, souvent inconsciemment, par amour de la vérité scientifique, à imposer le cachet anarchiste à la pensée du siècle.


«Il a à soutenir la lutte et l’agitation de tous les jours contre les oppresseurs et les préjugés, à maintenir l’esprit de révolte partout où l’homme se sent opprimé et possède le courage de se révolter. »


«Il a donc à déjouer les savantes machinations de tous les partis, jadis alliés, mais aujourd’hui hostiles, qui travaillent à faire dévier dans des voies autoritaires les mouvements nés comme révoltes contre l’oppression du capital et de l’État. »


«Et enfin, dans toutes ces directions il a à trouver, par la pratique même de la vie, les formes nouvelles que les groupements, soit de métiers, soit territoriaux et locaux pourront prendre dans une société libre, affranchie de l’autorité du gouvernement et des affameurs.»

 

L’application de ce vaste programme ne pouvait-elle pas ériger l’anarchisme en une école de pensée qui par son importance aurait pénétré tant dans les ateliers et dans les usines que dans les laboratoires et les universités ? Ne pouvait-elle pas «modeler la pensée du siècle» dans une large mesure, ouvrant ainsi des horizons nouveaux à l’évolution de la société? Mais au lieu de s’adonner à cette tâche, l’immense majorité des anarchistes n’a retenu que l’agitation de tous les jours quand elle l’a retenue, et quand elle ne s’est pas perdue dans les spécialisations individualistes, esthétiques, pseudo-scientifiques, pseudo-philosophiques, anti-tabagistes, amour libriste (celle qui comptait le plus d’adeptes), végétariennes, crudivoristes, idistes, espérantistes, née-malthusiennes, etc… dont chacune avait sa ou ses chapelles et prétendait constituer une panacée pouvant résoudre tous les problèmes sociaux. Combien nous sommes loin de Proudhon, d’Elisée Reclus et des autres! Et n’avons nous pas raison de dire que la crise de l’anarchisme date de l’apparition de l’anarchisme lui-même?

 

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Il est un autre fait que j’ai constaté depuis longtemps, et contre lequel j’ai aussi réagi sans que je puisse me faire d’illusions sur les résultats de mon attitude. C’est le complexe de supériorité qui caractérise l’immense majorité des anarchistes. Pour l’anarchiste moyen, son idéal est le plus élevé, et surtout sa pensée constitue l’interprétation la plus juste, la plus indiscutable des problèmes qu’elle résout dans l’ordre théorique. La simple adhésion à l’anarchie leur donne donc, d’emblée, comme l’adoubement faisait un chevalier au Moyen Age, une supériorité indiscutable qui les place en toutes choses au-dessus de l’ensemble des autres hommes. Il en résulte qu’ils peuvent se prononcer sur ce qui se rapporte à la société, à un très grand nombre de connaissances de disciplines intellectuelles, des problèmes humains vastes et complexes sans même les étudier.

 

Non pas qu’ils soient guidés par la foi, ce qui est une explication quand il s’agit de croyants illuminés par une révélation divine. Tout simplement, il semble que l’adhésion à l’anarchie les ait mis en possession de toutes les lumières possibles. Cela explique en grande partie pourquoi la plupart des anarchistes n’étudient pas même leurs propres auteurs, ignorent la pensée théorique de Proudhon, de Bakounine, de Kropotkine et autres, ignorent même, la plupart du temps, que ces auteurs, et d’autres, en aient une. L’étudier, y adhérer peut-être serait renoncer à la leur — et nous croyons l’avoir déjà écrit — l’anarchiste, sauf de rares exceptions, croit presque toujours trouver dans sa pensée propre la sagesse et une espèce de science faite de révélation sui generis qui lui permettent de trancher en tout et sur tout ce dont il s’occupe. On pourrait, par exemple, écrire des pages du plus haut comique sur l’attitude d’innombrables ennemis de la médecine officielle, qui condamnaient les conceptions pasteuriennes et tous les postulats de la science médicale, et se basant sur le naturisme, auquel ils ne comprenaient rien le plus souvent, répudiaient ce que des milliers de spécialistes et de savants travailleurs et consciencieux déduisaient de recherches acharnées. Combien ces guérisseurs naturistes et fanatiques ont-ils tué de malades, il serait difficile de l’établir. En tout cas, ils n’ont jamais désarmé, et se sont toujours crus supérieurs, malgré leur ignorance, à tous les allopathes et homéopathes du monde.

 

Dans le mouvement anarchiste, et son prétexte d’égalité des droits, un illettré souvent par réaction d’amour propre, se considère autant qu’un savant, et même n’hésite pas à le houspiller.

 

Ne serait-ce que parce qu’il en est résulté une foire aux vanités et une suffisance irrépressible, je considérerais nécessaire de renoncer à un mot qui situe les hommes au-dessus des autres. J’éprouve le besoin d’une certaine humilité, qui me maintienne sur le plan commun des hommes, qui me permette de sentir en mon cœur fraternel l’humanisme profond de la fraternité. Ceux qui se situent au-dessus des autres, quelles qu’en soient les raisons, fussent-elles celles de la supériorité d’un idéal, s’en séparent et ont normalement tendance à les mépriser. Telle est l’attitude de la plupart de ceux qui ont été anarchistes, et qui le demeurent en eux-mêmes: ils méprisent le «troupeau» de leurs semblables. Ce n’est pas avec cette mentalité qu’on sert le progrès de l’humanité.