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Contretemps : Est-ce qu'on pourrait alors faire un certain rapprochement avec l'engagement des chrétiens de gauche, qui fondent leurs valeurs sociales et leur engagement politique dans leur foi, avec la théologie de la libération par exemple ?

Zahra Ali : Tout à fait. Je me rappelle avoir participé à un colloque aux côtés d'une féministe catholique dont la démarche était extrêmement proche de la nôtre : on retrouvait ce retour aux textes, ce travail d'exégèse absolument central.

Il y a donc des parallèles certains, également, avec la théologie de la libération. On partage cette vision que l'engagement politique est le fruit d'un positionnement spirituel et d'une quête de sens. Les féministes musulmanes ont vraiment développé cette idée du tawhîd, de l'unicité divine : si Dieu est unique, c'est lui qui est dépositaire de l'autorité, de la domination, et tous les êtres sont donc égaux. Les êtres humains ne se distinguent que par leur piété. En islam, il y a une phrase, qui est répétée des centaines de fois dans le Coran, et qui désigne celui qui croit par le fait qu'il accomplit de bonnes œuvres. A partir de ce piétisme, de la quête de Dieu, de sens, et de la volonté de faire le bien, est alors tiré le principe d' « ordonner le convenable et d'interdire le blâmable »5. Ce principe peut évidemment conduire à la police des mœurs, mais peut aussi donner un engagement politique universel, qui ressemble beaucoup à un engagement humaniste, selon moi. Partir du spirituel pour aller vers le politique, c'est une démarche qui rassemble à la fois les théologiens de la libération et les militants et militantes musulmanes.

Contretemps : Dans l'introduction, tu définis le contenu que l'on peut donner à l'idée d'émancipation des femmes de la manière suivante : « la lutte pour l'émancipation des femmes en occident s'est caractérisée par une désacralisation des normes religieuses, une libéralisation sexuelle qui est passée par un dévoilement du corps, les féministes musulmanes proposent une libération qui pose un tout autre rapport au corps et à la sexualité, un rapport marqué par des normes et une sacralisation de l'intime et par une défense du cadre familial hétérosexuel »6. La défense d'un rapport « marqué par des normes » ne porte pas en elle le risque de reproduire un féminisme en partie excluant ?

Zahra Ali : C'est vrai qu'il existe une vraie tension dont il faut être conscient. Dans la mesure où la démarche s'inscrit dans le cadre religieux, il y a un certain aspect normatif qui est inévitable. Il y a un certain risque excluant à l'intérieur de ce cadre. En même temps, il faut insister sur le fait qu'il y a véritablement un respect des individus qui est propre au réformisme musulman : ce n'est pas parce que certaines pratiques sont perçues comme entrant en contradiction avec le cadre normatif religieux que les personnes sont elles-mêmes exclues, en tant qu'individus.

Et puis je pense qu'il y a toujours cette dimension stratégique à garder en tête : aucune féministe, religieuse ou laïque, ne revendique le droit à la liberté sexuelle en Irak par exemple. Pour prendre l'exemple de la famille, les féministes françaises en ont fait une critique très forte comme lieu d'oppression intrinsèquement patriarcale. Parmi les féministes musulmanes, il y a cette idée que la famille n'est peut-être pas par essence oppressive et patriarcale, et que notre combat n'a pas forcément à renoncer à un tel cadre. En Iraq où j'ai fait le terrain de ma thèse, je me suis aperçue, par exemple, que beaucoup des féministes laïques insistaient sur le fait qu'elles situaient leur pensée dans ce cadre de la famille, qu'elles ne remettaient surtout pas en cause. C'était très important pour elles pour bien montrer qu'elles n'étaient pas « occidentalisées », qu'elles ne se contentaient pas d'importer des théories qui avaient été pensées ailleurs, dans d'autres contextes, pour les appliquer telles quelles au contexte irakien. C'était aussi un gage de légitimité et de crédibilité. Les agendas politiques ne sont pas transposables indépendamment des contextes, des réalités vécues par les femmes elles-mêmes. On a cet attachement très fort à coller à la réalité des femmes, à coller à ce qu'elles vivent, et partir de là pour penser notre féminisme, et élaborer notre propre agenda, et ne pas nous contenter de reprendre tel quel l'agenda du féminisme dominant par exemple, qui a été élaboré à partir d'autres réalités.