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Contretemps : Les féministes islamiques distinguent d'une part une pratique de la religion musulmane patriarcale, qui légitime et réglemente la domination masculine et de l'autre des textes fondateurs desquels est fondamentalement absente cette dimension patriarcale. Quel est l'enjeu de cette distinction ? A-t-on besoin de ce « retour aux sources » pour contester le patriarcat ?

Zahra Ali : Le féminisme islamique repose sur l'idée que le Coran lui-même affirme le principe d'égalité entre tous les êtres humains : ce sont l'idéologie et les pratiques patriarcales qui sont venues entraver la réalisation de l'égalité entre hommes et femmes. La jurisprudence islamique (fiqh), au moment où elle s'est consolidée, a été envahie par les conceptions et comportements patriarcaux de l'époque et c'est cette version patriarcale de la jurisprudence qui a modelé les différentes formulations de la shari'a1. Une des tâches fondamentales du féminisme islamique est donc de contextualiser les interprétations qui ont été faites des textes par des exégètes masculins qui ont visé à justifier leur propre domination masculine. Il s'agit d'opérer une distinction essentielle entre ce qui relève du contingent, de l'interprétation humaine et contextuelle, et ce qui relève de l'universel dans les textes. Cela me fait penser au nom de l'ouvrage de Khaled Abou El Fadl, Speaking in God's name2, et à cette idée que parler « au nom de Dieu » et à la place de Dieu, comme l'ont font certains exégètes masculins, est contraire même à notre religion. Donc justifier le patriarcat au nom de la parole de Dieu est une véritable erreur.

Contretemps : Comment se construit cette référence au religieux ? Est-ce que les femmes musulmanes, concernées par la lutte pour l'égalité et l'émancipation en premier lieu sont ensuite allées chercher dans les textes religieux un appui, voire une justification à leur combat, ou ce combat est-il né directement d'un travail sur les textes et d'un attachement premier à la foi et à la compréhension de la parole divine ?

Zahra Ali : Il faut distinguer plusieurs attitudes, et c'est pour cela que je parle de féminismes islamiques, ou musulmans, au pluriel. Il y a d'une part une attitude véritablement « stratégique » : celle de femmes qui ont un profil et un engagement plutôt séculiers. Elles peuvent être pratiquantes à titre personnel, mais sont engagées sur un mode qui favorise la pluralité des appartenances, plutôt que l'engagement au nom de la religion. C'est le cas selon moi de Sisters In Islam en Malaisie3 : ces femmes sont davantage engagées sur un mode séculier mais dans un contexte où l'islam est le référent majeur (à la fois culturel, identitaire et spirituel) ont besoin de passer par cette idée que l'islam lui-même fait la promotion des droits des femmes pour faire accepter, socialement, leurs revendications d'égalité. L'inscription de la pensée féministe à l'intérieur du cadre religieux permet de faire entendre un discours dans des contextes particuliers où le religieux a une telle prégnance qu'il est difficile de s'en extraire, de penser sans lui, ou hors de lui.

Il y a d'autre part une démarche qui est tout autre, où le rapport aux textes est en fait premier, et où c'est véritablement à partir de la foi et de la spiritualité musulmane que se fonde la recherche de justice et d'égalité qui se trouve au fondement du féminisme. Cette autre stratégie est alors plutôt le fait de femmes proches de la militance islamiste 4. L'arrivée, dans les années 1970-1980 de l'islam dans le champ politique a été une opportunité pour critiquer l'islam en des termes politiques, à l'intérieur du cadre religieux musulman. Au départ, l'islamisme est en effet la critique de l'islam d'État et part d'une volonté de démocratiser l'islam par un rapport aux textes sans intermédiaire, qui peut faire naître un espace fertile et précieux pour les femmes et leur critique du patriarcat dans l'exégèse faite par les hommes. Rached al-Ghannouchi par exemple, le leader d'Ennhada en Tunisie a produit des textes sur la question des femmes en islam qui ont été utilisés par les militantes musulmanes. Et donc à ce moment, des femmes qui sont croyantes, pratiquantes, qui ont un modèle de vie qui fait la promotion d'une militance islamique et islamiste, vont défendre un islam qui promeut l'égalité homme-femme et les droits des femmes. Dans cette seconde attitude, le rapport aux textes sacrés, est à la fois central et premier.

Personnellement, je pense que je me situe entre les deux : il y a une nécessité stratégique que je reconnais, et, en même temps, c'est dans ma foi que je trouve les fondements de mon engagement féministe. C'est toujours en relation à cette foi et en allant y puiser directement que j'ai toujours pensé et vécu mon engagement politique. Mais c'est aussi grâce à ce lien permanent avec la foi et les textes religieux que, dans une famille plutôt conservatrice, j'ai pu me permettre certaines choses que je n'aurais pas pu me permettre autrement.