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LA CRISE PERMANENTE DE L’ANARCHISME

 

1ère partie
L'anarchisme, ou plus exactement ce qu’on appelle le mouvement anarchiste français, est en crise. Le congrès de Bordeaux, célébré en mai 1967, a fortement entamé la Fédération Anarchiste française qui, même en réunissant des tendances opposées afin de faire nombre (anarcho-communistes, anarcho-syndicalistes, anarcho-individualistes), comptait en tout et pour tout de trois cents à quatre cents adhérents effectifs dans toute la France. Sur ce total, une fraction est allée constituer une Fédération Anarchiste Internationale qui doit compter deux douzaines de membres, une autre fraction a formé une Fédération Anarchiste Bakouniniste dont on voudrait savoir ce qu’elle connaît de la pensée bakouninienne, et certains groupes ont repris leur autonomie. Comme il existait déjà une Fédération Anarchiste Communiste dissidente, cela fait quatre Fédérations qui, avec les groupements autonomes. doivent compter en tout et pour tout six cents adhérents sur une population de cinquante millions de personnes... L’inflation verbale ne change rien à la précision des chiffres.

D’autre part, des renseignements venus de la meilleure source ont fait savoir que le Monde Libertaire, qui est en somme comme l’organe publiquement officiel de l’anarchisme en France, ou tout du moins de son plus fort courant, compte en tout mille abonnés. Si nous admettons un nombre égal de lecteurs résultant de la vente à la criée, et nous souvenons que ce journal est la continuation du Libertaire qui vendait quinze mille exemplaires à certaines périodes depuis la Libération (au début même, le tirage fut beaucoup plus élevé), la constatation d’un recul évident s’impose. Ce à quoi s’ajoute l’âpreté des discussions, des disputes et même les voies de fait qui se produisent avant, pendant et après le congrès de Bordeaux... Car les ruptures ne suffisent pas à donner une idée exacte de la réalité.

 

Une explication de cette crise a été fournie par plusieurs militants qui y voient la conséquence du vide causé dans le mouvement anarchiste pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ce vide aurait provoqué une coupure entre deux générations, empêché les nouveaux adhérents d’établir avec les anciens militants formés par l’étude et l’expérience un contact nécessaire à la continuité et au développement du nouvel ensemble. Je ne vois là qu’un faux-fuyant par lequel, selon l’habitude établie, on rejette sur les «circonstances» extérieures, ou sur l’adversaire, les responsabilités, les insuffisances et les lacunes dont on est soi-même responsable. Car si l’anarchisme exerce sans répit contre le monde entier, une critique toujours vigilante et toujours exaspérée, il n’a jamais pratiqué vis-à-vis de soi-même ce minimum d’autocritique et d’analyse honnête sans lesquelles aucune collectivité, aucun individu ne corrige ses erreurs, ne se perfectionne ou ne suit, comme doivent faire ceux qui prétendent transformer la société, l’évolution de cette société même.

 

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Nous sommes en 1967. Mais qui connaît l’histoire de l’anarchisme en tant que mouvement, ou ensemble de groupements et de fractions si souvent hostiles, se souvient qu’une autre crise s’était déjà produite dans les années 1952-54. Cette crise aboutit à la désintégration de la Fédération Communiste libertaire, qui représentait alors officiellement l’anarchisme en France. A cette époque, un oiseau de passage sut imposer sa dictature ; on constitua même une société secrète dont, en adhérant, ses membres juraient obéissance et acceptaient d’être éliminés physiquement en cas de retrait. Personne ne fut exécuté il est vrai, et la plupart de ces terribles révolutionnaires, Netchaievs au petit pied sont aujourd’hui des quadragénaires ou des quinquagénaires ayant fait leur trou dans le fromage capitaliste.

 

Que de telles déviations aient pu se produire, que ceux qui s’y livraient aient pu expulser impunément un grand nombre de militants protestataires, se présenter aux élections législatives et transformer le vénérable et glorieux Libertaire en journal électoral, tout cela donne le droit de se demander si l’inspirateur de cette comédie-bouffe qui était loin d’être un imbécile, n’a pas voulu ridiculiser une collectivité qui ne se rendait pas compte de son inconsistance et de ses faiblesses. En tout cas, cela constitue un exemple de la facilité avec laquelle la dictature des plus hardis s’implante en milieu anarchiste traditionnel. Qui connaît l’histoire du mouvement international en a vu beaucoup d’autres...

 

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Si nous remontons un peu plus le cours du temps, une autre crise de l’anarchisme, mondiale celle-là, reparaît dans notre mémoire. Elle fut causée par la Révolution russe et le triomphe du bolchevisme. A cette époque, et dans les années qui suivirent, d’innombrables articles, des essais, des brochures durent être écrits pour réagir contre l’engouement d’un grand nombre de militants en faveur du nouveau régime russe et de la doctrine de ses organisateurs. En France, des propagandistes anarcho-communistes de valeur comme Ernest Giraud, qui comme orateur venait immédiatement après Sébastien Faure, et dans le mouvement individualiste des personnalités comme André Colomer — devenu directeur du Libertaire quotidien et évoluant alors vers l’anarchisme communiste — ou comme Victor Serge lui-même, se rallièrent aux solutions proposées par Lénine, Trotski et la Troisième Internationale.

 

Il suffisait, en effet, que les grands hommes de Moscou et leurs amis aient recours à la révolution armée pour renverser l’État — et ils étaient aidés en cela par une partie des anarchistes russes — qu’ils incitent les prolétaires du monde entier à employer les mêmes procédés dans leur lutte contre le capitalisme, pour que la confusion s’installe dans les cerveaux et que tant de disciples de Kropotkine, Faure, Grave, Malatesta, etc... — et de syndicalistes révolutionnaires — aient cru que le parti communiste allait-constituer une société sans État.

 

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Certes, à l’époque, on ne savait guère, en Occident, ce qu’étaient les bolcheviques, car c’est surtout à travers les socialistes révolutionnaires, qui avaient principalement mené l’attaque contre le tsarisme, que l’on connaissait les forces qui luttaient pour le socialisme en Russie. Puis les bolcheviques lançaient avec un art et une science doublés d’immenses ressources publicitaires, des mots d’ordre qui étaient les nôtres, ou y ressemblaient. Ils se prononçaient contre la continuation de la guerre, ils avaient dissous, avec l’aide des anarchistes de Léningrad et Moscou, l’Assemblée constituante — où la majorité était socialiste, quoique non bolchevique — ils promettaient «tout le pouvoir aux Soviets !» — aux Soviets qu’ils allaient escamoter et étrangler dès leur triomphe. Derrière ces formules et ces promesses bon nombre d’anarchistes ne virent pas ou ne voulurent pas voir que Lénine et ses amis renversaient un État pour en constituer un nouveau, plus féroce ; qu’ils détruisaient des institutions d’oppression pour y substituer des institutions pires que les précédentes, qu’ils balayaient l’Assemblée chargée, par vote populaire de rédiger une nouvelle Constitution, pour imposer leur Constitution, faite par leur parti unique et qui ne serait jamais respectée. On adhéra au nom de la Révolution  sans se demander où elle conduisait...

 

On adhéra aussi pour une autre raison: les bolcheviques apportaient un programme constructif. Jusqu’alors on avait pensé que «le peuple» saurait trouver lui-même le chemin menant au nouvel ordre de choses (on semble encore y croire, cela dispense de faire des études approfondies et de prendre des responsabilités). Mais brusquement, le fait russe posait de façon urgente des problèmes terriblement concrets.

 

Comment organiser la production? Comment assurer le fonctionnement des services publics, la circulation des moyens de transport, les rapports économiques entre les villes et tes campagnes? Comment défendre la révolution contre les attaques contre-révolutionnaires?

 

On n’en avait pas la moindre idée, et surtout l’on manquait d’esprit créateur et la paresse intellectuelle s’ajoutant à l’enthousiasme pour le fait armé, on adhéra au bolchevisme qui semblait fournir les réponses demandées. Car, aussi, on ne possédait pas une véritable culture sociologique qui aurait pu permettre de prévoir, ou tout du moins de pressentir des solutions positives. On ignorait aussi les mises en garde de nos grands auteurs. Il suffit encore maintenant de prendre connaissance des prévisions de Bakounine sur l’État marxiste pour comprendre combien d’erreurs auraient été évitées si l’on avait tenu compte de ses avertissements  prophétiques.

 

Dans cette période de crise, qui comme la polémique dura des années, des centaines d’anarchistes passèrent au bolchevisme tant en Europe qu’en Amérique et même en Asie selon l’importance du mouvement dans chaque nation (1). D’autres hésitèrent, applaudirent Lénine, puis se firent réticents, et enfin se retirèrent de la lutte, quand l’activité liberticide, le centralisme outrancier, la malhonnêteté et l’effarant abus de la calomnie du communisme international les convainquirent de leur erreur. Mais ils ne revinrent pas à l’anarchisme. D’autres, enfin, s’efforcèrent d’apporter des conceptions et une pratique constructive correspondant à l’époque — en cette période naquit le courant dénommé anarcho-syndicaliste. Mais trop souvent ils se heurtèrent aux vestales qui tout en demandant elles-mêmes un programme — cas de Malatesta — s’opposaient aux réformes organisatrices indispensables. On voulait bien que la fille donne des enfants, mais on ne voulait pas toucher à sa virginité.

 

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Toutefois, les crises de l’anarchisme remontent plus loin encore. En fait, qui connaît l’histoire de ce mouvement, ou de ce qu’on appelle tel dans un pays comme la France, sait que, depuis son apparition, il a pour des raisons diverses et à des titres différents, toujours vécu à l’état d’autodestruction permanente. Crises que l’on retrouve dans les autres pays à des degrés différents. Leurs causes aussi sont multiples, mais il est possible de trouver, à l’analyse, des explications génériques qu’il nous semble utile de rechercher brièvement.

 

En France, après la mort de Proudhon — en 1865 — l’anarchisme apparaît comme manifestation publique d’un courant d’idées, dans les années 1880. La répression qui datait du régime de Napoléon III, puis le massacre des communards, avaient empêché la section française de la Première Internationale de se constituer, avec, comme conséquence, l’impossibilité de faire naître un mouvement semblable à celui qui se produisit en Suisse, en Italie et surtout en Espagne. Le démarrage historique eut lieu surtout sous l’influence de Kropotkine, car les écrits de Bakounine, mort en 1876, étaient dans leur grande majorité demeurés inconnus. Et contrairement à Bakounine, Kropotkine n’avait pas l’envergure d’un grand constructeur, ni surtout le dynamisme d’un grand animateur, réalisateur de l’histoire. Ce fut donc sous la forme de groupes que, d’abord par le journal Le Révolté,fondé par Kropotkine à Genève en février 1879, l’anarchisme commença à s’imposer à l’attention publique. Des groupes qui voyaient le problème social à leur échelle restreinte, plus subjective qu’objective, et qui pensaient, agissaient dans les limites étroites de leur horizon social.

 

Cela orienta l’action dans le sens de la révolte de minorités infimes, et souvent, par une accentuation rapide, dans le sens individuel. Action plus terroriste que révolutionnaire. Les attentats de la période dite héroïque, et qui pour moi fut avant tout une période d’infinie stupidité, prirent le pas sur la lutte sociale menée à l’échelle des masses prolétariennes. Il fallut une série de guillotinés, de nombreuses condamnations au bagne pour qu’enfin, vers 1895, certains anarchistes détachés du mouvement où ils s’étaient formés, allassent, en partie sous l’impulsion de Pelloutier au mouvement syndical. En agissant ainsi, et contrairement à ce que disent trop souvent ceux qui aiment à se vêtir des plumes du paon, ils n’étaient pas des anarchistes se lançant dans une nouvelle forme de lutte sans renoncer à l’essentiel de leurs idées: ils cessaient d’être anarchistes pour devenir syndicalistes. Jouhaux et Dumoulin sont des exemples de cette évolution.

 

Mais simultanément, et le mysticisme révolutionnaire tenant lieu d’information et de formation intellectuelle, les forces anarchistes constituées en groupes de dix, quinze, vingt personnes, se limitaient a une interprétation affinitaire des idées. Le groupement par affinité offrait philosophiquement des raisonnements séduisants (Goethe n’avait-il pas parlé des «affinités électives»?) mais ne faisait naître qu’une conception fragmentaire de la société. C’est pourquoi, pendant longtemps. l’ensemble du mouvement anarchiste communiste français fut adversaire du mouvement syndical dans lequel il voyait une déviation autoritaire, et Jean Grave, vite devenu le théoricien principal de l’anarchisme communiste français, polémiquait avec les rédacteurs du journal El Productor, de Barcelone, dénonçant l’organisation de métiers sur une vaste échelle, par les ouvriers et les paysans, comme un danger certain pour la révolution. Kropotkine y voyait, tout le contraire, et l’écrivit à différentes reprises dans Le Révolté, puis dans La Révolte ,mais sans doute trop absorbé par ses études scientifiques, il ne parvint pas à orienter dans un sens constructif ceux qui se réclamaient de ses idées.

 

L’ignorance de ce qui constitue la réalité d’une société considérée du point de vue économique fit imaginer le monde nouveau sous la forme de libres groupes de producteurs échangeant entre eux leurs produits — et cette conception s’étendit même à l’anarchisme communiste mondial. Tout au plus accepta-t-on et préconisa-t-on là commune libre autonome, se suffisant à elle-même, vivant en autarcie complète. Le livre de Kropotkine La Conquête du pain,qui dans l’ensemble prévoyait une réalisation communaliste parisienne, devint une Bible dont on ne retint que les éléments les plus superficiels et les plus discutables (2). Dans son livre La Société future,Jean Grave, qui très souvent ne fit que délayer du sous-Kropotkine, repoussait jusqu’aux commissions de statistiques en y voyant la menace certaine d’une bureaucratie envahissante. Et toujours sévissait une ignorance crasse et vigilante concernant la réalité de l’économie sociale. Seul peut-être Charles Malato s’efforça de réagir contre le vide sur lequel on prétendait construire 1a société nouvelle.