Contretemps : Tu insistes sur cette exigence de partir des réalités vécues par les femmes, de partir de leurs expériences, Cela fait penser aux critiques qu'avaient déjà pu exprimer les féministes noires-américaines qui opposaient à cette conception de la famille comme cadre d'oppression, de violence et d'exploitation par les féministes blanches une vision de la famille comme refuge dans une société profondément raciste : la famille était aussi le cadre où l'on était à l'abri des violences racistes, chose que les féministes blanches avaient complètement ignoré.

Zahra Ali : Oui, la démarche est vraiment similaire. Re-contextualiser et historiciser les positions du féminisme dominant est fondamental pour éviter ces tentations d'universalisme qui ont quelque chose d'impérialiste et qui sont tout à fait déconnectées de ce que vivent les femmes elles-mêmes, qui devrait pourtant être une préoccupation première...

En outre, les combats diffèrent selon les époques : par exemple, je pense qu'aujourd'hui, on assiste à une sorte de dévoiement de la « libération sexuelle » qui a pu être une revendication primordiale au moment de la deuxième vague, mais qu'on voit utilisée aujourd'hui pour justifier l'injonction au plaisir, l'envahissement des corps nus dans la publicité, qui est véritablement oppressant... C'est bien ce que dit Mona Chollet dans son livre Beauté Fatale 7 : il y a une instrumentalisation de la libération sexuelle féministe pour un retour aux normes très oppressant pour les femmes occidentales. Et cela passe aussi par une injonction au « dévoilement », à montrer son corps, à montrer un corps qui correspond à des standards très précis, parallèlement à une sur-sexualisation des corps. Par rapport à ça, il me semble que le voilement du corps peut tout à fait être pensé et revendiqué comme une protection face à cet envahissement de la domination masculine.

Il faut être conscients aussi que la demande de « justification » est asymétrique, et qu'il y a véritablement un phénomène de « deux poids, deux mesures » : on va aller demander aux jeunes filles musulmanes de justifier le port d'un bout de foulard, mais on ne demande pas aux autres filles de justifier l'achat d'un jean moulant, de telle ou telle tenue qui fait du corps un corps très sexualisé, etc. Selon moi, toutes les femmes devraient s'interroger sur leur manière de se vêtir, en lien avec les questions de capitalisme et d'économie, de marchandisation et de sexualisation du corps : tout ça, ce sont des questions que toutes les féministes, que toutes les femmes – hommes et femmes, en fait – devraient se poser. Il faudrait pouvoir retourner la question du rapport au corps telle qu'elle est traditionnellement posée par les mouvements féministes. En retournant cette question, en disant, « Vous nous avez interrogées là-dessus, mais c'est une question qu'il faut que l'on se pose toutes », finalement, on se trouverait beaucoup de choses en commun, parce qu'il y a aussi cette idée chez beaucoup de musulmanes qui portent le foulard de dire : « moi je porte le foulard parce que c'est aussi un refus de cette érotisation du corps, de cette forme de féminité imposée ». On aurait des choses à s'apprendre mutuellement.

Contretemps : Derrière ce que tu dis, il y a la question du voilement/dévoilement souvent présente et que tu reprends ici. Elle renvoie à la nécessité de toujours contextualiser ce rapport aux vêtements. Et le fait qu'un même vêtement, comme le voile, peut avoir des significations très différentes selon les contextes...

Zahra Ali : Oui, tout à fait. On dispose maintenant d'études sociologiques qui ont montré 8 que le foulard a pu représenter pour des filles musulmanes en France, un refus de se soumettre à une injonction intégrationniste. Dans ce sens, il pouvait signifier « je suis française et je suis musulmane ; je ne suis française que dans la mesure où on accepte mon islamité. » Parce que cette question du voile est posée dans un contexte de stigmatisation et de racialisation de l'islam, le port du voile revendiqué par certaines jeunes filles peut à mon avis se comprendre également comme une sorte de cri, qui nous dirait : « Islam is beautiful ! »

Mais dans d'autres contextes, les processus de voilement révèlent des réalités tout à fait différentes. Dans le livre, il y plusieurs références à l'ouvrage très important de Leila Ahmed 9, qui s'intéresse aux logiques du voilement aux États-Unis et dans le Moyen Orient. Elle parle du revoilement des années 1970, impulsé, non pas seulement par le mouvement islamiste, mais dans un contexte d'émergence d'un islam politique derrière lequel on trouve la revendication de justice sociale. Le revoilement des femmes signifiait alors le refus d'un modèle de modernité imposé par le haut et la volonté de faire émerger une nouvelle manière de voir le monde.